La marée noire anonyme

19 déc. 2019

Les voix de l’océan sont impénétrables. Ils sont quelques-uns à savoir mais ils se taisent. Depuis le mois d’août 2019, le Brésil est touché par une marée noire dont l’origine reste à ce jour incertaine. Plus de 2200 km de plages, mangroves et côtes rocheuses sont souillés. Début décembre, des arrivées sporadiques sont signalées jusqu’au nord de Rio de Janeiro. Après un élan de curiosité et l’émotion des photos, le silence est retombé sur cette marée noire venue de nulle part. La solidarité internationale est restée muette comme s’il était impossible de tomber à bras raccourcis sur le Brésil à cause des feux en Amazonie et en même temps de lui tendre la main à l’occasion d’une calamité maritime. Toutefois, le CEDRE (Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux) a proposé ses services par les canaux de la diplomatie française mais il n’a pas reçu de réponse officielle.

Un rapport de Petrobras (Petróleo Brasileiro), un rapport de la Marine brésilienne, un rapport de l’université de Bahia disent que le pétrole brut provient du Venezuela et que la qualité déversée est du Merey 16. Aucun de ces rapports n’a été officiellement publié au motif qu’ils sont joints à l’instruction judiciaire en cours. Le Merey 16 est une nouvelle production de PDVSA (Petróleos de Venezuela SA). C’est un mélange de pétrole extra lourd du bassin de l’Orénoque avec des diluants censé correspondre aux exigences des raffineries en Inde, à Singapour, en Malaisie qui sont désormais les clients majeurs de PDVSA. Jusqu’à l’embargo des intérêts vénézuéliens décidé en janvier 2019 par l’administration Trump, les principaux clients de PDVSA étaient les raffineries de la côte est des Etats-Unis. Le Merey 16 a nécessité plusieurs mois d’essais pour accéder à un niveau stabilisé de qualité. Les « diluants » ont des origines inattendues, du moins pour les non initiés. C’est ainsi que le Spring Splendor (OMI 9394507) a déchargé au terminal vénézuélien de Jose 142.500 t de pétrole brut extra léger en provenance du Nigeria entre les 18 et 20 avril. L’extra léger du Nigeria provenant du gisement offshore Agbami est utilisé comme diluant. Le mélange se fait dans le terminal vénézuélien de Jose dans des unités spécialisées détenues à 100% par PDVSA ou en partenariat avec Total (France), Equinor (Norvège) et Rosneft (Russie). Le Spring Splendor devait repartir en Asie le 26 avril avec 263.000 t de Merey 16 à destination de l’Asie. Son départ a été repoussé à la mi-mai dans l’attente de l’adjudication de la cargaison et de la vérification de sa conformité.

La cartographie des courants marins couplée à la cartographie des arrivées sur le littoral permet de circonscrire la localisation du déversement d’hydrocarbures à l’origine de la pollution. A l’approche de l’Amérique du Sud, le courant sud équatorial de l’Atlantique venu des côtes d’Afrique se divise en deux. Le courant de Guyane remonte vers les Caraïbes au large de la côte nord du Brésil, le courant du Brésil se dirige vers le sud. La dérive de la marée noire frappe à la fois les côtes nord et sud du Brésil. Le déversement d’hydrocarbures a donc eu lieu dans la zone de diffluence des deux courants au large de la pointe nord-est du Brésil dans les eaux internationales. L’autoroute pétrolière parcourue par les VLCC (Very Large Crude Carrier) quittant le Venezuela à destination de l’Asie traverse cette zone rouge.

 

L’autoroute pétrolière Venezuela-Afrique-Asie. © Robin des Bois

Le Brésil a pointé du doigt le Bouboulina. Delta Tankers a sans surprise démenti. La lecture des données du voyage enregistrées par la boîte noire du navire, les images capturées par les caméras embarquées à bord et le rapprochement entre la quantité de pétrole chargée au Venezuela et déchargée en Malaisie prouvent selon l’armateur grec que le voyage a été exempt de toute anomalie. Ombres au tableau, il y a toujours des angles morts pour les caméras sur un navire de 276 m de long et de 50 m de large et la compagnie transnationale Kpler spécialisée dans le suivi des navires et de leurs cargaisons dit que le Bouboulina a désactivé son AIS (Automatic Identification System) pendant 10 jours au large de la Malaisie début septembre. Kpler évoque à l’occasion de cette occultation un transbordement « ship to ship » avec un ou des navires inconnus.

Robin des Bois observe qu’entre le 4 et le 26 novembre, 7 gros tankers, dont 6 VLCC de 300.000 tonnes de port en lourd, ont emprunté la route Venezuela-Asie. La plupart appartenaient à des armateurs grecs et battaient pavillon de la Grèce, de Malte, du Liberia, du Panama et des Îles Marshall. Les AIS de ces tankers étaient branchés mais les informations relatives à la destination étaient incomplètes ou différées. Les Antonis I Angelicoussis et Maran Castor sont arrivés à Sikka (Inde), conformément à la destination annoncée depuis le départ, l’Agios Fanourios I aussi mais sa destination finale a été annoncée quelques jours après le départ. Le Delos Voyager est en route pour Singapour. Le Maria A Angelicoussis est annoncé à Port Elizabeth (Province du Cap Oriental, Afrique du Sud). Le Delta Glory n’annonce pas sa destination finale, il a dépassé le 15 décembre le sud de l’île de Madagascar. Le Voyager I a quitté le Venezuela à destination de Singapour le 10 novembre, a fait des ronds dans l’eau au large de la Guyane à partir du 13 novembre, puis est reparti au bout de 8 jours en direction de Lomé, Togo. La procession continue aujourd’hui avec, entre autres, les Maran Capricorn, Maran Corona et Maran Regulus, exploités par Maran Tankers à Athènes. L’hypothèse d’un déversement volontaire ou accidentel à partir d’un de ces tankers ne peut pas être écartée. D’autres hypothèses comme un dégazage, un rejet de résidus d’exploitation, un suintement d’épaves, un épandage à la suite d’une collision sont à priori exclues.

Le total des résidus ramassés sur les côtes du Brésil s’élève aujourd’hui à environ 4500 tonnes. Compte tenu du mélange avec le sable ou d’autres matériaux d’origine naturelle ou anthropique, la quantité de pétrole répandue en mer n’est sans doute pas supérieure à 2 ou 3000 tonnes.

Tous les pays ouverts sur la mer peuvent un jour ou l’autre être frappés par des marées noires de faible intensité et de grande amplitude, d’origine inconnue ou connue. C’est ce qui est arrivé en France avec la fuite initiale de 600 m3 à partir d’une citerne du CSL Virginia, le 7 octobre 2018 au large du Cap Corse. Bien que le fioul ait été en partie confiné par les Bâtiments d’Assistance, de Soutien et de Dépollution Jason et Ailette auxquels se sont joints les Nos Taurus, Bonassola, Koral dépêchés par les autorités italiennes, 400 km de linéaire côtier entre Saint-Tropez et Collioure ont été pollués entre le 16 octobre et le 23 novembre 2018.

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Le Brésil et les marées noires.
Le Brésil est le dixième pays producteur mondial de pétrole. Plusieurs marées noires et catastrophes pétrolières ont frappé les côtes brésiliennes depuis 20 ans. En 2000, la rupture d’un oléoduc sous-marin a répandu 1500 tonnes de pétrole dans la baie de Guanabara près de Rio de Janeiro. En 2011, une plate-forme offshore exploitée par Chevron a « perdu » 5000 t de pétrole. En 2011 encore, l’explosion et le naufrage de la plate-forme Petrobras XXXVI a répandu en mer au moins 1500 t de pétrole et provoqué la mort de 11 ouvriers. En 2018, une nouvelle rupture d’oléoduc a répandu 60 t de pétrole dans la baie de Guanabara. Le Brésil est donc bien informé des risques environnementaux et sanitaires des marées noires. Pourtant, les bénévoles y compris les femmes et les enfants travaillent sans masque, sans combinaison et sans encadrement, souvent pieds nus. Le gouvernement fédéral est effectivement désarmé pour désigner le responsable de ce désastre mais il sera dans ces circonstances le responsable tout désigné des pathologies consécutives à l’abandon des populations.

 

 

 

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