Gaz et Gaz / Nord Stream et vieilles munitions chimiques

6 oct. 2022

Les explosions suivies de fuites de gaz survenues le 26 septembre 2022 sur les gazoducs du consortium international Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne ont-elles réveillé, déplacé ou disloqué des munitions chimiques immergées à proximité ou en contiguïté ? Selon la Suède et le Danemark, les ruptures des canalisations sous-marines ont été provoquées par des explosions correspondant à plusieurs centaines de kilos de TNT, soit l’équivalent de plusieurs bombes aériennes conventionnelles utilisées pendant la dernière guerre mondiale. Les experts d’HELCOM (Commission pour la protection de l’environnement de la mer Baltique) estiment qu’une explosion conventionnelle peut produire assez d’énergie et de surpression pour disperser des agents de guerre chimiques à des distances inattendues.

La zone au nord-est de l’île danoise de Bornholm où les explosions ont eu lieu est la plus grande décharge sous-marine de munitions chimiques de la mer Baltique. Le tonnage estimé se situe entre 30.000 et 35.000 tonnes. Les immersions connues ont duré d’août 1945 à juillet 1965. Ces chiffres et ces dates sont empreints d’incertitudes à cause de la disparité, de la disparition et de la fragmentation des archives écrites et de la fragilité des témoignages oraux.

La décharge sous-marine de Bornholm est un catalogue de toutes les horreurs mises au point par les chimistes et les militaires allemands de la Première Guerre Mondiale et diversifiées par les nazis. La gamme est complète : des vésicants, des irritants, des lacrymogènes, des vomitifs, des sternutatoires, des toxiques, des neurotoxiques et des suffocants. Les plus connus sont le tabun, le gaz moutarde (ypérite), le phosgène et le sinistre Zyklon B qui suffoquait les déportés dans les chambres à gaz des camps d’extermination. Au moins 300 tonnes de grosses bombes conventionnelles explosives ont aussi été immergées au large de Bornholm. Ces munitions allemandes non utilisées ou leurs matières premières et adjuvants chimiques persistants ont été pour la plupart immergés sous la tutelle des administrations britanniques et soviétiques en Allemagne occupée puis par les autorités de l’Allemagne de l’Est.

Les bombes, les obus, les grenades, les mines étaient jetés en mer depuis des barges, des pontons ou des vieux bateaux encore disponibles, en même temps que des barils, des fûts et autres conteneurs d’agents précurseurs de munitions chimiques.

La zone d’immersion primaire était délimitée par des bouées. Les embarcations étaient chargées au maximum avec les munitions les plus légères directement accessibles. En pratique, les équipages commençaient à s’en débarrasser avant d’atteindre le périmètre désigné. Les munitions souvent emballées dans des caisses en bois pouvaient dériver sur quelques milles avant de couler. Pour accélérer l’évacuation des quais et entrepôts des ports de départ, des “objets flottants non identifiés” ont été bourrés de munitions et coulés dans la décharge sous-marine. Quatre épaves ont été repérées par sonar entre 1999 et 2006. Des carcasses métalliques sont éparpillées autour et visibles sur certains ponts. On ne sait pas à ce jour s’il s’agit de munitions conventionnelles ou chimiques. La décharge sous-marine de Bornholm n’est pas confinée. Par 70 à 100 m de fond il n’y a aucun dispositif technique qui empêche les munitions de se déplacer et de se décomposer au fil du temps, de l’érosion et de la houle sous-marine.

Le gaz moutarde (ypérite) semble être l’agent chimique dominant dans la zone. Pendant les travaux préalables à la pose de Nord Stream 1, dans la Zone Economique Exclusive du Danemark, 4 bombes KC 250 au gaz moutarde ont été découvertes entre 7 m et 17 m de la trajectoire du gazoduc. Elles ont été inspectées avant la pose en automne-hiver 2010. Les bombes étaient dans un état de corrosion avancée. Des suintements d’ypérite étaient visibles. Ils étaient estimés pour chaque munition à 20 kg soit 20% du contenu initial de chaque bombe. Les coques étaient fissurées voire disloquées. Pour chaque munition, une charge de 15 kg de TNT était visible et paraissait intacte. A la demande des autorités danoises considérant qu’elles ne posaient pas de risque pour le gazoduc, les bombes ont été laissées sur place. Elles ont été de nouveau inspectées en janvier 2011, après la pose du gazoduc. Aucune dégradation supplémentaire n’aurait été observée.

Entre 1994 et 2012, HELCOM rapporte que près de 4 tonnes de “blocs” d’ypérite ont été remontées à la surface par des engins de pêche dans le secteur de l’île de Bornholm. Ils ont été pour la plupart rejetés en mer dans des endroits désignés par les autorités danoises. Entre 1968 et 1984, au moins 25 pêcheurs polonais ont été brûlés par des résidus d’ypérite pris dans les filets dans le secteur de Bornholm, et en juillet 1955, 102 enfants d’une colonie de vacances ont été brûlés sur une plage de Darlowo en Pologne, face à Bornholm, après avoir récupéré sur la plage un baril fuyard contenant de l’ypérite.
Entre 1968 et 1984, 196 tonnes de poissons contaminés dans les filets des pêcheurs danois par des particules d’ypérite ont été retirés du marché et détruits.
Sur le long terme, des résidus et produits de dégradation des agents chimiques sont susceptibles de s’accumuler dans les poissons de fond comme les soles et les poissons omnivores comme les cabillauds. Les poissons dans la décharge de Bornholm et aux alentours souffrent par rapport à des espèces analogues capturées dans des zones extérieures d’un état sanitaire dégradé, d’un taux élevé d’ulcères de la peau et de pathologies rénales. Les poissons, les crustacés et tous les organismes marins vivant dans la zone ou autour sont plongés dans un environnement cancérogène, mutagène et reprotoxique.

“L’héritage du passé repose encore au fond de la mer, il est intimement lié aux poissons d’aujourd’hui et il se pourrait que ses effets soient seulement perceptibles sur les consommateurs de demain” (1).

Au large des côtes françaises, au moins 6 décharges sous-marines contiennent des munitions chimiques. L’une d’elles, dans la Fosse des Casquets au large du Cotentin, a été par la suite une zone d’immersion de déchets nucléaires.

(1) HELCOM, 2013. Chemical Munitions Dumped in the Baltic Sea. Report of the ad hoc Expert Group to Update and Review the Existing Information on Dumped Chemical Munitions in the Baltic Sea.

 

 

 

 

 

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