Commentaires de Robin des Bois à la consultation publique sur l’évaluation du règlement européen sur le recyclage des navires.
Le règlement européen sur la démolition des navires fixe des standards en matière de démolition des navires. Il a pour but de limiter l’impact de l’activité sur l’environnement et les populations et sur la sécurité et la santé des travailleurs des chantiers. Il est applicable aux navires battant un pavillon européen qui doivent être démolis dans des chantiers agréés depuis le 1er janvier 2019.
C’est un pas en avant. Il ne suffit pas cependant à garantir contre les risques environnementaux et sanitaires au niveau mondial car il se heurte à un certain nombre de limites. Elles peuvent être inhérentes au règlement tel qu’il est conçu actuellement au regard des chantiers agréés et des navires concernés. Elles découlent aussi des pratiques de contournement mises en place par certains armateurs.
Limites
- le nombre de chantiers
Le règlement n’est contraignant que dans un nombre limité de chantiers, ceux qui sont inclus dans la liste européenne, soit à la date de la dernière mise à jour (14 décembre 2022) 45 chantiers, dont 35 sont établis dans l’Union Européenne et en Norvège, 3 au Royaume-Uni, 1 aux États-Unis et 6 en Turquie. C’est peu par rapport à l’ensemble des chantiers de démolition au niveau mondial qui ne sont contraints que par les réglementations nationales quand elles existent. Par comparaison, en 2022, selon les observations de Robin des Bois dans son bulletin “A la Casse”, les chantiers du sous-continent indien dont aucun n’est agréé par l’Union Européenne, représentaient 75% de l’ensemble des navires démolis (84% du tonnage). A ce pourcentage, il faut ajouter les chantiers turcs non inclus dans la liste européenne.
On note aussi que certains États-membres comme la Grèce ou l’Allemagne, ne disposent d’aucune installation agréée alors que leurs armateurs alimentent largement les chantiers de démolition non-européens. L’amélioration des pratiques passe aussi par la volonté des États de favoriser l’émergence de chantiers agréés sur leur territoire.
- Les navires entrant dans le champ d’application
Le règlement ne concerne que les navires battant un pavillon européen. En dépit du poids des armateurs européens dans la flotte mondiale, force est de constater que beaucoup battent un pavillon de complaisance et échappent aux contraintes réglementaires mises en place en Europe. Selon les observations de Robin des Bois dans ses bulletins “A la Casse” sur la démolition des navires publiés depuis 2006, le pourcentage reste stable au fil des ans. En 2013, date de l’adoption du règlement européen 1257/2013 sur le recyclage des navires, le pourcentage de navires démolis appartenant à un armateur européen mais battant un pavillon de complaisance était de 59%. Il était de 68% en 2019, date d’entrée en vigueur du règlement (cf. “A la Casse” n°58, p.65). Aujourd’hui, il est de 60%. Le seul critère du pavillon pour définir un navire comme “européen” limite l’impact du règlement.
On peut aussi regretter que certains navires comme les navires militaires ou les navires de servitude ne soient pas inclus dans le champ d’application. On s’attendrait à ce que les États ne soient pas exemptés des contraintes et même soient exemplaires. Les États pourraient aussi définir comme prioritaire l’objectif de proximité des chantiers de démolition. Privilégier ces chantiers éviterait les voyages au long cours consommateurs inutiles de carburants fossiles et les remorquages transocéaniques à risques.
- le contournement de la règlementation
Le nombre limité de navires inclus dans son champ d’application et le nombre limité de chantiers conformes minimisent l’impact environnemental et sanitaire du règlement européen.
A cette “auto-limite” s’ajoute la volonté de certains armateurs de s’abstraire des contraintes règlementaires. Une première méthode est de dépavilloner le navire qui doit partir à la casse. Des pavillons de complaisance comme Saint-Kitts-et-Nevis, les Comores, Palaos, – la liste n’est pas exhaustive – se sont spécialisés dans les procédures simplifiées pour le dernier voyage. L’enregistrement peut se faire en ligne sans présentation de documents originaux des sociétés de classification ou assureurs quand la validité ne dépasse pas les trois mois. Il permet de contourner une règlementation qui ne concerne que les navires battant un pavillon européen.
En 2013, cette pratique était marginale: elle concernait 16% des navires démolis. En 2019, le dépavillonage des navires a atteint 41% et se maintient depuis au dessus de 40%. C’est devenu la norme. Les navires appartenant aux armateurs européens n’y échappent pas. En 2022, 43% des navires battant un pavillon européen ont été dépavillonnés et ont pu s’échouer “légalement” dans des chantiers non agréés du sous-continent indien ou de Türkiye.
Une autre façon de contourner la règlementation européenne est le recours à des intermédiaires, les cash buyers, qui prennent possession du navire à démolir et le négocient au chantier le plus offrant en termes financiers mais pas en terme de sécurité et de protection de l’environnement. Le navire n’est plus soumis à des normes imposées. De plus, l’armateur dégage sa responsabilité de tout accident pendant le voyage vers le chantier ou pendant la démolition.
- Inventaire des matières dangereuses
Le règlement européen a rendu obligatoire l’inventaire des matières dangereuses pour les navires européens mais également depuis le 1er janvier 2021 pour tout navire faisant escale dans un port européen.
Cet inventaire est indispensable à la gestion des déchets et à la sécurité sur les chantiers. Il inclut les matériaux intégrés à la structure des navires et les déchets d’exploitation. Il doit être mis à jour régulièrement jusqu’à la fin de l’exploitation du navire. Il est établi par des sociétés de classification mais aussi par diverses sociétés de conseil. La fiabilité des inventaires est très variable. Il semble que les chantiers de construction soient parfois réticents à fournir des documents d’origine ou qu’ils en soient même incapables. Des documents peuvent être égarés au moment des changements de propriétaire, ou mal renseignés lors des opérations de maintenance ou de réparation.
La qualité de l’inventaire des matières dangereuses est régulièrement mise en cause, y compris par les chantiers du sous-continent indien qui les jugent pour la plupart inexploitables dans le cadre de la gestion des déchets dans les chantiers. Faute d’harmonisation et de contrôle, ce document indispensable devient inutile voire trompeur et dangereux.
Perspectives
- Hausse du marché
Selon les spécialistes, le nombre de navires à démolir dans la prochaine décennie va exploser. Le BIMCO (Baltic and International Maritime Council) prévoit la mise à la casse de 15.000 navires d’ici 2032, soit 1250 navires annuellement. Il base sa prévision sur le nombre de navires en construction ou en commande et les évolutions règlementaires internationales. Le développement de nouveaux carburants pourrait aussi pousser certains navires vers la sortie. Même si une prédiction similaire, l’hécatombe des tankers simple coque suite à leur interdiction de transport de pétrole brut en 2010, ne s’était pas réalisée, on peut s’attendre à un remplacement des navires actuellement en circulation et une hausse des démolitions.
Il est impératif d’anticiper les exutoires pour ce flux de navire à démolir. Le besoin accru en chantiers de démolition importe le risque de consolider les chantiers sous-normes voire même par un effet d’aubaine, d’en développer dans des pays et sous-régions jusqu’ici épargnés.
Un éventuel élargissement du marché de la démolition doit au contraire être considéré comme une nécessité de hausser le niveau global de l’activité de démolition. C’est aussi une opportunité pour les chantiers conformes à des standards exigeants d’augmenter leur activité. C’est d’autant plus nécessaire dans le cadre de la mise en place d’une politique d’économie circulaire et d’un objectif de “green steel” supposé garantir la traçabilité.
A son niveau, l’Europe dispose de chantiers capables de démolir tous les types de navires y compris les plus grands. Selon la dernière liste européenne de chantiers agréées, 6 chantiers seraient capables d’accueillir des navires d’une longueur jusqu’à 350 m, 400 m, voire 556 m. Il y a un manque de volonté de la part des armateurs européen de recourir à ces chantiers. Aucun grand porte-conteneurs, vraquier, supertanker ou navire de croisière appartenant à un armateur européen n’y a été dirigé.
- La nécessité du partage de responsabilité
Le règlement européen est à l’heure actuelle la seule règlementation internationale. Même s’il s’agit d’une règlementation “régionale”, il doit avoir un impact sur les pratiques de démantèlement, en imposant réellement l’application de ses standards aux armateurs de l’Union Européenne.
Aujourd’hui, un armateur établi en Europe n’est pas dans l’obligation de se conformer à la règlementation européenne s’il a enregistré son navire dans un pays tiers. Les propositions initiales préalables à l’adoption du règlement envisageaient un champ d’application englobant les navires “ayant un lien fort avec l’Europe en terme de pavillon ou d’armateur”. Ce recul permet d’exporter sans condition les navires à démolir.
L’exportation vers des pays tiers est d’autant plus un frein à l’amélioration des pratiques que toute la responsabilité en matière d”impact environnemental, sanitaire, gestion des déchets, sécurité des travailleurs, incombe aux chantiers. Le principe du pollueur-payeur est ignoré, à tort, par le monde du shipping. L’armateur ne contribue pas à l’élimination des déchets produits par la démolition.
Une réelle amélioration des pratiques de démolition passe par un partage des responsabilités entre les chantiers et les armateurs. Le règlement européen doit prévoir d’engager la responsabilité du dernier exploitant jusqu’à la fin du processus de démolition, notamment en cas d’accident ou de pollution. Il devrait aussi permettre de disposer d’un bilan matière des déchets et mettre en place une obligation de rapatriement des déchets dangereux quand leurs conditions de traitement, stockage ou élimination ne sont pas garanties.
En conclusion
Le règlement européen a le mérite d’être la seule règlementation internationale sur la démolition des navires en vigueur. Il demeure cependant plus incitatif qu’impératif. Il est bridé par la limitation au seul pavillon pour inclure un navire dans son champ d’application. Dans le monde globalisé du shipping, les pavillons de complaisance permettent facilement d’échapper aux contraintes règlementaires. Un navire dont le dernier exploitant est établi en Europe devrait être démoli selon les standards européens.
Le règlement européen laisse reporter toute la responsabilité en matière de d’impact environnemental et sanitaire et de conditions de travail sur le seul chantier de démolition. Pour Robin des Bois, il est nécessaire d’avoir une coresponsabilité armateur/chantier. Les armateurs européens devraient être comptables de la gestion des déchets produits et présenter un bilan matière en fin de démolition. Il ne faut pas exclure la possibilité de rapatrier des déchets dangereux. Les armateurs européens devraient de même pouvoir être poursuivis au niveau européen en cas d’accident. Le choix d’un chantier non sûr est leur choix.
L’Union européenne a la responsabilité d’imposer effectivement les standards de son règlement aux compagnies établies sur son territoire. Même si certains armateurs s’impliquent pour améliorer les conditions de démolition, la démarche volontaire de quelques uns ne suffit pas. Trop de failles sont exploitées par des armateurs plus soucieux des aspects financiers que sociaux ou environnementaux.
Il nous semble aussi important de promouvoir dans la réglementation européenne le démantèlement dans des cales sèches plutôt qu’un démantèlement partiel à flots.
A moyen terme, il s’agît aussi pour l’Union Européenne de prendre en compte l’arrivée dans les chantiers de démolition de navires à propulsion Gaz Naturel Liquéfié et à propulsion non fossile comme l’hydrogène, le méthanol, l’ammoniac. Robin des Bois pense que dès maintenant des schémas organisationnels sur le démantèlement de ces navires doivent être envisagés. Des risques nouveaux vont apparaitre à ce sujet; des porte-conteneurs, d’autres navires de charge et des navires de croisière vont, sans parler de leurs conditions d’exploitation, être soumis à des risques nouveaux pour la main d’œuvre et l’environnement des chantiers.
Robin des Bois
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