Introduction
En avril 2012, une délégation du Haut Comité pour la Transparence et l’Information sur la Sécurité Nucléaire s’est rendue à l’invitation des Autorités russes dans la ville interdite de Seversk. En fait, Seversk (la ville du Nord) ne porte ce nom que depuis quelques années neuves. Son vrai nom, c’est Tomsk-7, la ville et le complexe atomiques des architectes, des scientifiques et des militaires de Staline. Dans ce haut lieu de la guerre froide, la délégation française a reçu un accueil scrutateur et chaleureux. Grâce aux exceptionnels efforts de transparence du gouvernement russe et de Rosatom, corporation d’Etat regroupant toutes les activités nucléaires civiles et militaires, la délégation française a été en mesure de rassembler des éléments concrets sur le devenir en Sibérie de matières radioactives produites en France par Areva et EDF. Jacky Bonnemains, expert en nucléaire de l’ONG Robin des Bois raconte et complète l’avis et le rapport du Haut Comité sur « la transparence et la gestion des matières et des déchets nucléaires produits aux différents stades du cycle du combustible » (juillet 2010).La délégation était composée de:
Monsieur Revol, Président du Haut Comité, de Monsieur Lachaume, Directeur Général adjoint de l’ASN – Autorité de Sûreté Nucléaire -, de Monsieur Lallier, représentant du collège des organisations professionnelles, de Monsieur Pays, Directeur EDF de la stratégie et des risques nucléaires, de Monsieur Chantrenne, Secrétaire Général du Haut Comité, de Monsieur Gatignol, ex-député de la Manche membre du Haut Comité et de Jacky Bonnemains, représentant du collège des ONG. La délégation était assistée de Messieurs Bernard, Mallet-Perrier et Ozeretzkovsky, conseillers nucléaire à l’ambassade de France à Moscou et de Madame Sikatcheva, interprète.
Conteneur radioactif en provenance de Tomsk-7, Le Havre, 9 août 2010 – 17h25. En bas, étiquette en russe “localisation du contrôle dosimétrique” © Robin des Bois
L’oblast de Tomsk est plus grand que la moitié de la France. C’est une région idéale pour faire du nucléaire et de la randonnée. Sa population est seulement d’un million d’habitants.
A coté de la piste d’atterrissage de Tomsk, l’attente est longue à 5h du matin dans le hangar agricole où les bagages vont arriver. Les familles papotent, les étreintes s’éternisent. Pour certaines, venir de Moscou c’est venir d’un autre monde et pour d’autres s’est venir d’à côté. A la sortie les Porsche et les Audi mélangées à la flotte des low cost attendent. On ne serait pas étonné qu’attendent aussi des attelages tant sont mélangés, dans la patience et la cordialité autour d’un tapis tournant immobile de la taille d’un fer à cheval, les technologies dernier cri, les chandails marrons tricotés à la main, les jeans percés fabriqués en Tunisie, les mines tannées des paysans et la patine urbaine des arrivants. Tout le monde est content, juste un peu anxieux dans l’attente des bagages et des cadeaux mais des bouquets de fleurs circulent déjà. Un aéroport flambant neuf est en cours de finition à côté.
Le jour se lève quand la délégation du Haut Comité se retrouve dans un bus spécial pour rejoindre Tomsk-7, la ville fermée, et recevoir en même temps un cours d’histoire et une mise en garde. Il y a 43 villes fermées en Russie. 10 sont sous la tutelle de Rosatom, 27 sous la tutelle du ministère de la défense, 5 sous la tutelle du ministère de l’industrie, 1 sous la tutelle de Roskosmos. Derrière les vitres défilent des bâtiments désaffectés, des entrepôts fantômes, des cheminées surmontées d’antennes de télé. Tomsk-7 est à 17 km de Tomsk, la ville historique. La loi fédérale de 1992 régit le fonctionnement de toutes les villes fermées. Depuis 1996, un décret gouvernemental place Tosmk-7, 119.000 habitants, sous la tutelle de Rosatom. La superficie de la ville fermée est de 192 km2. Elle est gardée par l’armée. L’école polytechnique de Tomsk fondée en 1881 forme depuis des décennies les ingénieurs et les techniciens du combinat chimique et nucléaire de Tomsk-7. Tomsk-7 est interdite aux ressortissants étrangers. Dehors défilent des marais, des forêts, des maisons en bois avec des volets vert et bleu et la neige qui fond. Il sera interdit de prendre des « notes non autorisées ». Tout au long de l’incursion dans la ville interdite, nous pourrons hors des check-points de routine être contrôlés par un instrument spécial qui détecte les semi-conducteurs. Il est interdit d’introduire des appareils photos, des téléphones portables et des clefs USB. Le code pénal de la Fédération de Russie et notamment ses articles 20-17 et 20-19 prévoit des sanctions si le protocole d’accès aux villes interdites n’est pas respecté et engage la responsabilité de tous les ressortissants étrangers qui manqueraient à s’y conformer. Dehors il y a des églises blanches avec des clochers en zinc.
Des hommes froids montent dans le bus. Les passeports sont examinés et confisqués par le responsable des relations internationales du combinat radiochimique. Le sas a plusieurs paliers. On ne rentre pas dans Tomsk-7, on y plonge. Dans l’autre sens, une longue file de voitures passe au compte-gouttes à travers quatre sas de sortie. Il est 8h. Le chômage règne à Tomsk-7. Pendant la guerre froide et la course aux armements nucléaires, le combinat chimique et radioactif employait 25.000 personnes. Aujourd’hui 7.000 et dans un avenir proche 4.000. A Tomsk-7, l’arrêt de la fabrication des armements nucléaires a été ressenti comme une explosion sociale et en 1993, le programme Megatonnes => Megawatts, version nouvelle de la campagne de 1953 « Atoms for Peace » a déboussolé les travailleurs. Il s’agissait de convertir l’uranium militaire russe fabriqué et stocké à Tomsk en uranium à usage civil destiné aux centrales nucléaires américaines. Le programme M-M arrive à son terme en 2013. Aujourd’hui Tomsk-7 va travailler à Tomsk ou reste sur place. 40.000 habitants sont des retraités de l’atome ou des veuves de l’atome. Les immeubles sont en brique ou en béton, entourés de manèges, de balançoires, de toboggans en fer pour que les enfants rois des familles atomiques s’amusent en plein air une fois fondue la neige de Sibérie. La Belle Epoque est finie, les balançoires n’ont plus de siège, les toboggans rouillent, à travers les vitres du bus passe l’odeur de la nostalgie. Une babouchka revient avec son vieux chien et son cabas. Elle passe devant un immeuble délabré au crépi vert lichen. Les balcons en fer sont consolidés par des tôles ondulées. Sur le mur, un tag blanc : « Je mourrai un jour mais pas aujourd’hui ».
Le siège du combinat chimique est monumental. Au bout du couloir et d’une enfilade de bureaux silencieux où des dames manipulent des piles de registres noirs, la porte de la pièce 133 s’ouvre. Une fougère, une chaise au milieu, un comptoir à droite avec 4 tomskiens et un tripode surmonté d’un appareil photo. Tous les délégués doivent s’asseoir, dégager le cou, fixer l’objectif les yeux dans les yeux et recommencer trois fois si le jury l’estime nécessaire. Le doute s’installe. Et si tout ce rituel n’était qu’une comédie. Des rires fusent.
Il est 9h. L’avenue du Communisme (5,5 km de long) conduit au cœur de la ville et à la statue de Lénine. Lénine est immense. A 20 mètres de haut, il pointe un doigt vers l’Ouest. Il s’apprête à traverser la place, à enjamber la rivière gelée, à marcher dans la taïga entrainant avec lui le peuple de Tomsk-7 pacifique et conquis. La délégation entière du Haut Comité a été photographiée sous la tutelle de Lénine. Les clichés ont été saisis par les services secrets.
Des canalisations disjointes courent dans la forêt jusqu’aux tours de refroidissement en béton noir. Les fers à béton rouillent. Jadis, les aéroréfrigérants crachaient la vapeur des réacteurs dressés pour produire du nucléaire de qualité militaire. La route principale qui mène aux usines est bordée par des petites décharges sauvages et une grosse à ciel ouvert, les archives banales de la cité nucléaire fondée en 1949. Tomsk-7 n’exporte pas ses déchets domestiques et ses déchets radioactifs non plus. Ils sont injectés sous forme liquide et boueuse dans des puits de 300 à 400 mètres de profondeur à quelques kilomètres de la rivière Tom qui se jette dans l’Ob, qui se jette dans l’océan Glacial arctique. Les déchets contiennent des radioéléments à vie longue, très longue. Toute l’industrie nucléaire russe défend ce mode d’élimination des déchets pratiqué depuis 1960 et rejeté par la communauté scientifique internationale. L’injection géologique sous haute pression est considérée ici comme prudente. Elle est aussi présentée comme un facteur de compétitivité permettant de s’affranchir des installations de stockage de surface ou géologique. L’essentiel de la radioactivité resterait piégé dans les sables pendant 1000 ans, ce qui serait suffisant pour en garantir la décroissance et l’innocuité. Il y a dans ces déchets des poisons radioactifs dont la demi-vie atteint des milliers ou des milliards d’années. Au fond des puits, un petit drapeau français est planté : les déchets chimiques et radioactifs de la purification de l’Uranium de ReTraitement – URT – français sont là, baignant dans les sables du Crétacé et menaçant sur le long terme les eaux de l’Ob, les poissons et les mammifères marins de l’océan Glacial arctique.
A 10 km de la ville, au centre du périmètre interdit, les usines atomiques tournent au ralenti. Un hangar est dédié à l’entreposage d’uranium naturel. Il est presque vide, il contient 200 à 300 fûts, la plupart venus du Kazakhstan l’année dernière. Le quai de l’Uranium de ReTraitement européen est désert. Tous les convois arrivent ici. C’est la zone de dédouanement et de pesage. Elle est plus envahie par les herbes folles que par les douaniers. 45 conteneurs vides sont empilés. Ils portent tous le numéro de code matière 2912 (matières radioactives de faible activité spécifique non-fissiles ou fissiles exceptées) et pour la plupart le logo d’Areva. Le voyage entre le Havre et Tomsk-7 pour l’Uranium de ReTraitement sous la forme d’U3O8, une poudre stable, insoluble, incombustible et non-corrosive, dure un mois dont 10 jours de train entre Saint-Pétersbourg et Tomsk-7. A côté, des roulottes vides, des tuyaux, des tourets, un brûlage, un campement de gens de voyage sans gens du voyage et des clôtures délabrées. Un magnifique décor de film où les premiers rôles sont tenus par un ou deux employés solitaires, timides et hantés par le spectre du chômage et la lente invasion des orties et des sureaux.
Les 4 réacteurs EDF de Cruas dans la vallée du Rhône étaient programmés pour recevoir du combustible à base d’Uranium de ReTraitement. Cet uranium est extrait dans l’usine de retraitement des combustibles irradiés, près de Cherbourg. Il est ensuite transporté à Tomsk-7 où il est nettoyé des déchets et polluants radioactifs indésirables puis réenrichi en uranium-235 fissile et réexpédié en France. Mais sur le quai de débarquement de Tomsk-7, il est constaté que ce trafic annuel de 600 tonnes d’URT est suspendu depuis de nombreux mois. Dans le jargon d’EDF, les réacteurs de Cruas sont jusqu’à nouvel ordre « désurtés », autrement dit ne consomment plus d’Uranium de ReTraitement. C’est une information importante qui si elle se prolonge, affaiblit les positions de l’usine de retraitement d’Areva dans la presqu’île de la Hague.
Nous sommes en blouse blanche avec une toque sur la tête. La délégation ressemble à une bande échappée d’un asile visitant un dédale de béton. Derrière les vitres transparentes de la navette interne, les bâtiments se succèdent, déserts. Ici et là éclosent des champignons de vapeur. La ville secrète n’a jamais été évacuée. A l’amont des vents dominants, elle a été protégée des retombées majeures après tous les accidents qui ont jalonné l’histoire de cette plate-forme nucléaire ancrée dans la taïga. 23 accidents sont référencés. Une dizaine de transformateurs électriques calcinés gisent sur l’herbe jaune et nous passons à toute vitesse devant un bâtiment de 200 mètres de long, fenêtres démembrées, toit en friche. Des bouleaux et des saules s’installent au seuil des portails ouverts. C’est là, dans l’Unité 15 qu’a eu lieu le pire accident de Tomsk-7. Le 6 avril 1993, une solution de tributylphosphate et de combustible irradié est montée en pression dans un réservoir étanche. La soupape de sécurité était restée fermée. La surpression des gaz a déclenché une explosion instantanée. Personne n’a vu le coup venir. Le premier et le deuxième étage du bâtiment ont été dévastés et la toiture a pris feu. Avril, le mois maudit pour le nucléaire russe. Cet accident est le plus grave que l’industrie russe ait connu après Tchernobyl. 310 grammes de plutonium ont été éjectés. Les poissons, les airelles, les champignons, les lièvres, la tourbe sont pollués par la radioactivité artificielle. Selon l’étude réalisée en 2007 par des universitaires français, suisses, l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire et l’école polytechnique de Tomsk, la contamination radiologique de l’environnement est au nord de la ville secrète et au-delà de son périmètre interdit comparable à celle qui est observée non seulement près de Tchernobyl mais aussi près de Mayak dans l’Oural et de Windscale au Royaume-Uni, deux sites atomiques historiques frappés dans les années 50 et 60 par des accidents nucléaires majeurs et peu documentés.
Pas très loin de l’Unité 15, il faut gravir des escaliers tortueux. Toutes les marches et contremarches sont colmatées par des résines qui bloquent les poussières radioactives. Sur des portes condamnées subsistent les consignes anciennes de sécurité et des pictogrammes décolorés. La salle de contrôle n’a pas de vue directe ni d’écran de visualisation de ce qui se passe dans les sous-sols de cet atelier ouvert en 1961 dont la vocation était d’extraire des combustibles irradiés le plutonium de qualité militaire. 4 à 5 ordinateurs et 4 opérateurs en blouse. Au mur un carillon électrique de 1965. Toutes les étapes du process de purification de l’URT ou de son simulacre ont été approuvées par les experts d’Areva, d’EDF et par un organisme certificateur de la Thuringe, un land d’Allemagne. Le paradoxe est que d’une seule voix, la direction du combinat radiochimique de Tomsk-7, le conseil de la Fédération de Russie, la direction de la corporation d’Etat Rosatom et les plus hauts responsables de Rostechnadzor – l’Autorité de Sûreté russe – disent sans ambages que cette unité est vétuste, présente des défauts et doit être démantelée et remplacée par une unité nouvelle à horizon 2015. Des entrées obscures sont barrées par des chaînes et des panneaux avec un trèfle radioactif appliqué au pochoir : « Zone non sécurisée, entrée interdite ».
Surgit à travers les vitres et à deux reprises la vision fugace d’une montagne de fûts vides, plusieurs milliers. « A laver et à découper » résume brièvement le technicien.
Un ruban de balisage rouge et blanc entoure une centaine de petits fûts bleus à ciel ouvert. Ils ressemblent aux fûts de décorum des manifestations anti-nucléaires en France. « C’est une décharge opérationnelle de petits équipements usagés ».
Une partie de l’uranium appauvri d’Areva est là dans un enclos, en lisière de forêt, à ciel ouvert. Il est sous forme d’hexafluorure. Il se présente sous forme de cristaux, il est instable, corrosif, réactif au contact de l’eau et de l’air. En période de canicule, il est susceptible d’évoluer en phase gazeuse. Les effets de surpressions sont possibles. Les gardiens russes de l’entreposage s’en méfient. Le risque dominant est le risque chimique. Les bonbonnes sont verticales, stoïques, sous la neige et les canicules. Les incendies de forêt sont violents en Sibérie. Certaines bonbonnes sont plus atteintes par la rouille que d’autres. Elles ne portent pas de code matière ni de panneau orange qui disent leur identité et leur risque. Elles portent en haut sur le col, un bracelet d’acier indiquant l’origine et la date d’arrivée. Elles sont là pour 50 ans, 80 ans, 100 ans, dans l’attente espérée d’une utilisation dans des réacteurs nucléaires du futur et sont sans appel débarrassées de l’appellation décourageante de déchets. Un pari sur un avenir incertain auquel Areva a souscrit. En France, l’uranium appauvri est stocké sous une forme solide et sous bâtiment et son statut de matière radioactive valorisable est réexaminé tous les 3 ans au vu de l’avancement des recherches.
Conclusion
L’avis de l’ONG Robin des Bois est que les expéditions d’uranium appauvri en provenance d’Areva doivent être interdites à cause des conditions précaires de son stockage et de son statut ambigu de déchet valorisable dans un temps incertain et très éloigné.
Pour ce qui concerne les exportations à Tomsk-7 d’Uranium de ReTraitement pour le compte d’EDF en vue de réimporter de l’URE – Uranium de Retraitement Enrichi -, elles doivent être strictement évitées tant que les nouvelles installations décidées par Rosatom ne sont pas opérationnelles et que les déchets de purification sont injectés dans les profondeurs géologiques.
Par contre, une coopération intensive devrait s’établir entre la Russie et la France dans le domaine de l’assainissement des sites pollués et de la gestion ultime des déchets radioactifs.
Enfin, la ville de Tomsk-7, la ville verte de Staline est un monument et un moment capital de l’histoire de l’Humanité. En France, le Havre s’est vu décerner le titre de Patrimoine mondial de l’Humanité sous le patronage de l’Unesco. Tomsk-7 a été construite par les Auguste Perret du communisme. Elle a beaucoup à témoigner et à sauvegarder. Tomsk-7 ville ouverte et honorée, c’est la révolution que Robin des Bois lui souhaite.
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