Les maux de mer

24 juin 2020

Navires-poubelles
D’une main, l’Union Européenne les bannit de ses ports parce qu’ils sont des dangers publics, de l’autre elle leur permet de poursuivre leur carrière en Méditerranée orientale, en mer Noire, au Maghreb ou dans des mers lointaines. Parmi les facilitateurs de ce double jeu tragique pour les équipages et portant préjudice à l’environnement, il y a 7 sociétés de classification basées en Grèce, sur l’île de Chypre, en Bulgarie et au Royaume-Uni (1). Elles diffèrent la mise à la casse des bateaux sous-normes. Elles disent avoir des agents ici et là dans les ports d’Europe du Nord. Elles assurent le contrôle technique de cargos de 100 m de long en 24h par un échange de mail et de cash. Elles permettent à des navires de charges qui ploient sous le poids des années, à des bétaillères rongées par l’acide des litières, à des vieilles carcasses qui ont semé leur métal en mer et qui masquent leurs fissures sous les couches de peinture de se livrer à des trafics divers sous les pavillons du Togo, de la Moldavie, des Comores et d’autres encore.

Si vous êtes un armateur véreux ou un trafiquant occasionnel cherchant à livrer un fret suspect (armes, ivoire, drogue et pourquoi pas migrants), vous y trouverez le meilleur accueil et toutes les combines pour donner aux bateaux sous-normes que vous avez dégotés les apparences de la légalité. Dans le numéro 59 de « A la Casse » (2), le bulletin d’information et d’analyses sur la démolition mondiale des navires, Robin des Bois a repéré 41 de ces galères qui circulent encore grâce à la complaisance et à l’entregent de ces 7 sociétés de classification exerçant leur art du camouflage au sein de l’Union Européenne et bénéficiant ainsi de son poids politique et de sa protection juridique. Les 41 cargos repérés par Robin des Bois ont une moyenne d’âge de 42 années.

Profil type :
Maraya (ex-Med Patron, ex-Leca Nord). OMI 7514517. 44 ans. Longueur 50 m. Pavillon inconnu. Société de classification Columbus American Register. Construit en 1976 à Risor (Norvège) par Lindstol. Détenu en 2013 à Augusta (Italie), en 2014 pendant 154 jours à Marsaxlokk (Malte), en 2018 pendant 21 jours puis en 2019 pendant 26 jours à La Valette (Malte). En mars 2016, le Med Patron appartenant à l’armateur maltais Patron Group et naviguant sous pavillon du Togo débarque deux camions transportés pour le compte d’une société italo-hongroise dans le port libyen de Misrata. Les deux camions sont chargés de 64 chevaux dont 19 sont morts. Le navire est immobilisé à la demande du maquignon libyen en attendant le paiement d’une compensation de 100.000 €. En décembre 2017, le navire a été racheté par Alwefaq Ltd c/o United Grop Management (Chypre) et déclarait depuis naviguer sous pavillon Samoa, un enregistrement qui s’avèrera usurpé. Le 13 novembre 2019, l’Organisation Internationale du Travail est informée de l’abandon de l’équipage au large de Malte : il n’a pas été payé depuis 2 mois et manque de ravitaillement. Les 5 marins indonésiens sont ramenés à terre le 20 novembre puis rapatriés aux bons soins de l’ITF (International Transport Workers’ Federation).
Localisation, décembre 2019 : La Valette (Malte).

Maraya, La Valette (Malte), Septembre 2018.
© Broders / Vessel Tracker

On ne s’en relève pas
Les relèves d’équipage pendant la catastrophe Covid-19 provoquent des situations inextricables et imposent à bord de certains navires des conditions de vie et de survie contraires aux droits de l’Homme. Le cas des navires voués à la démolition sur les plages de la baie d’Alang en Inde et de Chattogram (ex-Chittagong) au Bangladesh est particulièrement dramatique. Beaucoup de ces navires en fin de vie sont dans les mains d’armateurs de paille, des spéculateurs dont l’objectif unique est de tirer le meilleur profit de la vente de milliers de tonnes de ferrailles. Pour le dernier voyage, les vivres à bord et autres aménités sont réduits au minimum et notoirement insuffisants pour soutenir le blocus auquel les équipages sont soumis pendant plusieurs mois avant que leurs lieux de vie et de travail insalubres reçoivent l’autorisation d’atterrir.

Un marin birman âgé de 31 ans a été la victime tragique de cette pagaille planétaire. Son identité est à ce jour inconnue. Il est aux yeux de Robin des Bois le symbole du sort cruel infligé aux équipages. Recruté par une agence de main d’œuvre, il travaillait à bord du Hong Ching, un pétrolier exploité par une société enregistrée à Hong Kong. Le Hong Ching bat le pavillon de la Sierra Leone (Afrique de l’ouest) après avoir arboré celui de Belize (Amérique centrale). Le 29 janvier, le Hong Ching change de main. Il est affublé pour son dernier voyage du pavillon corbillard des Iles Cook (Pacifique Sud). Il vient d’être vendu pour la casse. Il est usé, il est de taille relativement modeste (150 m de long), il est trop petit pour servir de stockage flottant et le trafic de carburant est au point mort pour longtemps. Le Hong Ching ne sert plus à rien. Le temps est venu du jackpot de la casse.
Le 31 janvier, le Hong Ching quitte les quais de Kaoshiung au sud de Taïwan et mouille en zone d’attente le temps de finaliser la transaction avec le chantier de démolition du Bangladesh.
Le 15 février, le marin birman est prié de retourner à terre. Son contrat est terminé avant l’heure. Lui non plus ne sert plus à rien. Il descend l’échelle de coupée avec son précieux barda. Il y tient comme à la prunelle de ses yeux. Il est à bord depuis 7 à 8 mois. Sait il au moins que son lieu de travail part à la casse ? Il est plus au courant du Covid par les appels de sa famille que par les consignes de son capitaine. Ils ne parlent pas la même langue. Il a entendu dire par la bande qu’à bord des chimiquiers et des pétroliers il y a des marins qui toussent et qui meurent. D’un certain côté il est content de rentrer chez lui sans trop savoir comment il va y parvenir. Il a dans ses affaires 2-3 trucs pour faire plaisir aux siens. La mer est agitée. Ça aurait été plus facile de quitter le bord à quai. Il finit de descendre l’échelle et rate son embarquement sur l’annexe qui doit le ramener à terre. Un homme est à la mer. Il est vite hors d’atteinte, empêtré dans ses affaires et dans sa panique et déjà blessé peut-être. Il ne saisit pas la bouée qu’on lui jette, un sauveteur le rejoint et le ramène. Ses yeux sont fermés, ses 2 bras sont coupés, broyés par une hélice. Il n’est plus vivant, il n’est pas tout à fait mort. Son sac de marin s’est évanoui en mer. Le dernier propriétaire du Hong Ching est le tenancier d’un boui-boui vendeur de clopes et de noix de bétel au nord de Taïwan dans une ancienne ville minière. Avec ses comparses, il a touché environ 500.000 US$ pour la vente du Hong Ching.

Il y a environ 60.000 birmans (habitants du Myanmar, ex-Birmanie) à bord des navires exploités par des armateurs de Taïwan et d’autres pays asiatiques.

DR- Myanmar Times

Les travaux forcés de la pêche
Le Shen Gang Shun 1, un thonier chinois de 49 m de long s’échoue en plein jour le samedi 21 mars sur un atoll bien identifié et cartographié de l’archipel de Tuamotu en Polynésie française. L’erreur de navigation est manifeste. A bon droit, les ONG protestent contre la présence dans le capharnaüm d’une cale de requins éviscérés et aux ailerons coupés. Une marée noire est redoutée (elle est aujourd’hui avérée). A bord du Shen Gang Shun 1 il y avait 36 membres d’équipage, 36 dans un 49 m de long occupé au 3/4 par les cales à poissons, les engins de pêche et le moteur. Les bateaux de pêche chinois sont souvent des prisons. Les équipages sont soumis à des conditions de vie, d’hygiène et de repos déplorables et humiliantes pendant leur embarquement qui peut durer un an. Le Shen Gang Shun 1 était en campagne de pêche depuis plus de 7 mois. La Chine n’a pas signé la Convention sur le logement à bord des bateaux de pêche de 1966 (3) ni celle sur le travail dans la pêche de 2007 (4) de l’Organisation Internationale du Travail. Ces conventions garantissent aux marins-pêcheurs un minimum de sécurité, de confort et de prise en compte de leurs droits. La Convention de 1966 a été seulement ratifiée par 23 pays et celle de 2007 par 18. La France a ratifié les deux. Rappelons que l’article 99 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 entrée en vigueur en novembre 1994 interdit le transport d’esclaves.

Shen Gang Shun 1 © JRCC Tahiti

 

A lire également : contribution de Robin des Bois à la réflexion prospective post-Covid-19 du Conseil National de la Mer et des Littoraux (pdf)

(1) Bulgarski Koraben Registar (Varna), Maritime Bureau of Shipping (Limassol), Mediterranean Shipping Register (Londres), Columbus American Register (Athènes), International Naval Surveys Bureau (Athènes), Phoenix Register of Shipping (Athènes) et Dromon Bureau of Shipping (Limassol).
(2) https://robindesbois.org/a-la-casse-n59/
(3) Convention (n° 126) sur le logement à bord des bateaux de pêche, 1966
(4) Convention (n° 188) sur le travail dans la pêche, 2007

 

 

 

 

 

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