L’Arctique déboussolé

9 févr. 2024

Robin des Bois est observateur à la Convention OSPAR (1) pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du Nord-Est depuis 2005. C’est la seule ONG basée en France à bénéficier de ce statut. Le périmètre de la Convention couvre 13,5 millions de km2 en tout et se répartit en 5 régions : Eaux arctiques (5,53 millions de km2), Mer du Nord (et la Manche), Mers celtiques, Golfe de Gascogne et côte ibérique, Eaux profondes de l’Atlantique du Nord-Est. L’Arctique est le pôle de convergence des pollutions fluviales, marines et atmosphériques émises par les pays subarctiques et par les pays riverains. Les 4 octobre, 28 novembre 2022, 23 janvier, 25 mai, 16, 17 et 18 octobre 2023, les 30-31 janvier 2024, Gaëlle Guilissen, représentante de Robin des Bois, a participé physiquement ou en visioconférence au premier cycle du groupe de travail Arctique. L’objectif est de dresser dans un document final délivrable en 2024 l’état des lieux des menaces qui pèsent sur la région Eaux arctiques et de proposer des actions de remédiation. Une nouvelle réunion est prévue le 6 mars. Robin des Bois reviendra dans le courant de l’année sur cet enjeu vital.

Parmi les problèmes existants ou à venir auxquels sont confrontées les populations autochtones de l’Arctique et la biodiversité sont notables la prolifération des élevages de saumons, les intrusions des navires de croisière et l’exploitation des ressources minières dans les abysses.

Mouette blanche (Pagophila eburnea), Svalbard © springof61

Saumons

L’élevage des saumons est peut-être le meilleur exemple de la dislocation de l’écologie et de l’absurdité de l’économie mondiale. Harcelés par les pollutions, les barrages hydroélectriques, les destructions des frayères dans les pays signataires d’OSPAR, et génétiquement affaiblis par l’hybridation avec les saumons d’élevage qui s’échappent par centaines de milliers chaque année, les saumons sauvages Salmo salar migrateurs et amphidromes sont moins de 500.000 dans l’océan Atlantique tandis qu’il y a plus de 500 millions de saumons artificialisés dans les élevages en batterie de l’Atlantique du Nord-Est. En Norvège, la production annuelle de saumons est d’environ 1,55 million de tonnes dont 90 % sont exportées. Les comtés du Nordland et de Troms et Finnmark à l’intérieur du cercle arctique sont les plus productifs. La surdensité dans les cages immergées favorise la prolifération des Lepeophtheirus salmonis ou “poux du saumon” qui se nourrissent de la peau et du sang de leurs hôtes. Le saumon d’élevage est devenu un habitat des poux de mer. Pour tenter d’endiguer la colonisation et de remédier aux dommages sanitaires subis par les saumons, des traitements pesticides sont régulièrement administrés avec des doses de plus en plus fortes pour contrer la résistance des parasites aux pesticides. L’alimentation est elle-même sujette à caution. Les granulés sont composés de substances végétales (des huiles, du gluten de blé, des protéines de soja et de céréales) et de substances animales (farine d’insectes et de plumes, huile et farine de poissons sauvages). Le transport des aliments n’est pas exempt de risques et de vétusté. Le 17 octobre 2023, l’Aleksandr Gusev construit aux Pays-Bas il y a 30 ans s’est échoué sur les rochers pendant une tempête. Les 8 membres d’équipage se sont réfugiés à terre mais l’épave restera à jamais dans une baie à 50 km au nord de Mourmansk et les 200 tonnes de malbouffe pour les élevages russes d’Inarctica vont pourrir cet été à l’intérieur de l’épave.

 

Croisières et tourisme

Pendant la réunion d’OSPAR à Copenhague en octobre 2023, les voix des peuples inuit et sami et des ONG (Robin des Bois, ACOPS – Advisory Committee on the Protection of the Sea, WWF Global Arctic Programme) ont convergé pour s’inquiéter de la prolifération des croisières dans l’océan Arctique. Les risques sont à la fois culturels avec la dénaturation des rythmes et des rites des populations natives, et environnementaux avec les rejets chroniques des navires de croisière en exploitation normale et les pollutions majeures en cas de naufrage, de collision, d’incendie ou d’échouage. Les navires sont de plus en plus nombreux (une centaine en 2022). Et l’Arctique n’échappe pas à la massification, au gigantisme et au marketing. Le MSC Preziosa, construit en France, 333 mètres de long, pavillon Panama, d’une capacité de 4345 POB (People on Board), “fera le bonheur des aventuriers rêvant d’explorer le Cercle Arctique” selon son armateur italo-suisse MSC (Mediterranean Shipping Company). Les accidents sont redoutés par tous les services d’assistance en mer et de secours des pays riverains. Les délais d’arrivée sur zone des services de secours seraient selon la localisation du paquebot émetteur d’un signal de détresse de 12 heures à 5 jours. Le Code de navigation polaire ne garantit pas que dans le pire cas les équipements de survie théoriquement mis à la disposition des rescapés puissent les préserver de l’hypothermie. S’ils ne meurent pas par noyade, ils mourront de froid. Heureusement, malgré les tensions géopolitiques en cours, la coopération dans ce domaine entre la Norvège et la Russie reste de mise. Les risques des nouveaux modes de propulsion comme le Gaz Naturel Liquéfié et les packs de batteries au lithium n’ont pas encore été évalués ni même simulés dans un milieu aussi hostile que l’océan glacial Arctique. Le Commandant Charcot, dont l’armateur français Ponant vante la manœuvrabilité et la discrétion, contient 4500 m3 de Gaz Naturel Liquéfié, plusieurs centaines de tonnes de batteries au lithium et 1000 tonnes de fioul.

 

Exploitation minière des abysses arctiques

Le Traité concernant l’archipel du Spitzberg (aujourd’hui Svalbard) a été conclu à Paris le 9 février 1920, il y a exactement 104 ans (2). C’est une bombe à retardement diplomatique. A l’origine, la France, les Etats-Unis d’Amérique, la Grande-Bretagne, le Danemark, l’Italie, le Japon, la Norvège, les Pays-Bas, la Suède en étaient signataires. L’article 3 leur garantit le libre accès à l’exploitation des ressources halieutiques et minières dans la limite des eaux territoriales de l’archipel. En 2024, 46 pays sont signataires du Traité dont la Russie (1991), l’Islande (1994), la Lettonie et la Corée du Nord (2016). S’appuyant sur la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer adoptée en 1982, la Russie et des pays de l’Union européenne revendiquent aujourd’hui, avec plus ou moins d’insistance, l’extension du Traité au plateau continental de l’archipel. L’Union européenne met pour le moment en sourdine ses revendications, soucieuse de ne pas se mettre à dos la Norvège dont elle dépend pour ses approvisionnements en gaz. Or la Norvège vient d’entrouvrir unilatéralement la porte à l’exploration des ressources minières dans les abysses sur le plateau continental de l’archipel en s’attribuant une zone de 280.000 km2, un premier pas vers l’exploitation. Réalisé en 2020, un inventaire préliminaire de la faune et de la flore a révélé dans cette zone une formidable densité (12 à 31 individus par m2) et diversité d’éponges, de coraux froids, de concombres de mer, d’oursins, de poissons anguilliformes, de laminaires et d’algues brunes, toute une mosaïque benthique ayant développé depuis des millénaires une adaptation physiologique et morphologique à la vie dans les abysses. Elle serait dévastée par les robots sous-marins excavateurs, premiers maillons d’une ingénierie mécanique et logistique chargée de remonter à la surface les sulfures polymétalliques riches en cuivre, en manganèse, en cobalt, en scandium et en lithium. L’initiative unilatérale de la Norvège ravive les tensions diplomatiques autour de l’archipel. De leur côté, Robin des Bois et les autres ONG militent pour une interdiction de l’exploitation des ressources minières dans l’océan Arctique en symétrie de l’interdiction des ressources minières dans l’océan Antarctique.

 

(1) La Convention OSPAR vise à prévenir et réduire les pollutions résultant des activités humaines dans l’Atlantique du Nord-Est. Elle couvre 13,5 millions de km2 soit 4% de l’océan mondial. C’est une convention régionale pionnière qui mériterait d’être reproduite dans d’autres écosystèmes océaniques, notamment dans l’Atlantique Sud. Quinze pays en sont signataires : la Belgique, le Danemark, la Finlande, la France, l’Allemagne, l’Irlande, l’Islande, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, l’Espagne, la Suède, la Suisse et le Royaume-Uni, plus l’Union européenne. L’évaluation de l’état des milieux marins et des actions à entreprendre est confiée à 5 comités permanents : Biodiversité et écosystèmes, Substances dangereuses et eutrophisation, Impacts des activités humaines, Industrie pétrolière et gazière offhsore, Substances radioactives. Une réunion plénière de toutes les parties contractantes et des observateurs a lieu chaque année. Un des défauts d’OSPAR est de ne pas intégrer la Russie.

(2) Traité du 9 février 1920 concernant le Spitzberg, texte original
https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/41/464_470_450/fr

 

Publications de Robin des Bois sur l’Océan Glacial Arctique
Dossiers :
Les retombées du Cosmos 954, 2015
Polar Star n°2, 2750 sites pollués en Arctique, 2009

Communiqués :
Atomique, polémique et ralenti par la banquise, 7 février 2024
Faits d’hiver en Arctique, 18 novembre 2021
Arctique : Ponant fait chou blanc,  7 septembre 2018
Le brise-glace qui fait froid dans le dos, 10 janvier 2018
Robin des Bois et la Commission OSPAR – Cork, Irlande, 26-29 juin 2017
OSPAR perd le Nord, 22 mars 2017

Dossiers et communiqués précédents disponibles sur la page dédiée de Robin des Bois

 

 

 

 

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