La boîte de Pandore des nitrates d’ammonium

4 août 2021

Mission nitrate d’ammonium, communiqué n°2 : le trafic maritime
Le nitrate d’ammonium est un monstre à deux têtes. L’une a tué et pollué pendant la Première Guerre Mondiale en valorisant ses capacités explosives et brisantes, l’autre nourrit en temps de paix en dopant le rendement des cultures et en polluant les eaux souterraines.

Le nitrate d’ammonium for Peace est partout dans les granges, les coopératives, sur les routes, sur les rails, sur mer et dans les ports. Se détacher de l’engrais azoté bon marché à base de nitrate d’ammonium apparaît pour la filière agricole française plus difficile que de se séparer des glyphosates.

Entre janvier et juin 2021, Robin des Bois a relevé 15 incendies dans des établissements agricoles impliquant des engrais à base de nitrate d’ammonium. Les engrais étaient stockés dans les mêmes hangars que des pneus, du foin, des hydrocarbures, de la paille, des produits phytosanitaires.

Dans l’état actuel de la réglementation passoire française, un agriculteur peut détenir 250 tonnes d’engrais à base de nitrate d’ammonium haut dosage sans en informer les maires, les pompiers et les services de l’Etat.
Un tracteur agricole peut circuler sur la voirie publique avec 12 tonnes de cette substance incendiaire, toxique et explosive sans accrocher à la remorque les plaques et étiquettes de danger réglementaires alors que les camions sont obligés de les porter sans condition de poids pour le vrac et s’ils transportent plus de 1000 kg ensachés.

La mission nitrate d’ammonium dont le rapport a été rendu public en juin (1) recommande que les ministères de l’Agriculture, de l’Ecologie et de l’Intérieur profitent du nouveau règlement européen sur les précurseurs d’explosifs applicable courant 2021 pour rédiger avec toutes les parties prenantes et pour largement diffuser des informations pratiques à destination des agriculteurs sur les risques d’accident et sur les mesures minimales à respecter pour stocker de façon sûre les nitrates d’ammonium. Pour rappel, les ministères de l’Agriculture et de l’Intérieur n’avaient pas signé la lettre de mission.

La mission a été très vigilante sur le trafic fluvial d’engrais à base de nitrate d’ammonium dont elle a à juste titre souligné le flou, l’improvisation et le manque de transparence. D’ailleurs, les ports fluviaux ont répondu avec très peu d’empressement à ses diverses sollicitations. Les dissimulations, les sournoiseries sont à peine imaginables dans un pays aussi structuré, contrôlé et verbalisateur que la France. Le plus bel exemple de contournement se situe à Port Angot à Saint-Aubin-lès-Elbeuf en amont du grand port maritime de Rouen. Les engrais à base de nitrate d’ammonium haut dosage en vrac sont interdits dans les ports maritimes français. Cette règle fait suite à l’explosion de l’Ocean Liberty à Brest en 1947 qui a meurtri le port et la ville. Comme cette mesure légitime ne s’applique pas dans les ports fluviaux, l’astuce des importateurs, des producteurs d’engrais composés, des chambres d’agriculture et des utilisateurs consiste à affréter des cargos fluvio-maritimes d’une capacité de 2000 tonnes, de les faire passer sous les ponts de la ville de Rouen et accoster près d’Elbeuf. C’est ainsi que des cargaisons de nitrate d’ammonium haut dosage et en vrac remontent la Seine et passent entre Le Havre et Rouen sous le nez de plusieurs usines Seveso dont Lubrizol à Rouen. Les engrais à base de nitrate d’ammonium haut dosage en vrac sont considérés par les pompiers, les experts et les missionnaires comme la catégorie la plus dangereuse pour trois raisons. Le potentiel de détonabilité est élevé. L’absence de conditionnements individuels facilite le contact d’un gros volume d’engrais avec des contaminants incompatibles et propage l’avancée du front de décomposition thermique dans la masse d’engrais. Les détournements sont plus faciles sur du vrac que dans des sacs ou big bags.

Par contre, Robin des Bois estime que l’appréciation de la mission sur « la situation satisfaisante des trafics dans les ports maritimes » est infondée. Les contre-exemples les plus criants sont les ports des Sables-d’Olonne (département de la Vendée) et de Saint-Malo (département de l’Ille-et-Vilaine).

Aux Sables-d’Olonne, le bassin à flot qui reçoit les cargos de nitrate d’ammonium est en centre-ville. Le port de commerce est ouvert aux visiteurs contrairement à la réglementation internationale. Les seules restrictions d’accès concernent les voitures en périodes d’affluence touristique pour éviter le stationnement sauvage et l’encombrement des quais normalement réservés aux poids lourds, aux professionnels et aux engins de manutention. La seule restriction du trafic maritime et routier de nitrate d’ammonium intervient pendant le Vendée Globe. A une centaine de mètres de l’appontement nitrate d’ammonium, une coopérative agricole a des capacités de stockage de 1249 tonnes de haut dosage en big bags, ce qui lui permet d’échapper à une tonne près au statut de Seveso seuil bas. Le bassin à flot étant barré par une porte-écluse, l’exfiltration d’un bateau dont la cargaison commencerait à dégager des fumées toxiques est impossible à certaines heures de marée. Robin des Bois estime que le trafic de nitrate d’ammonium tel qu’il est localisé et organisé aux Sables-d’Olonne devrait être interdit.

La mission estime également que « la sécurité des trafics d’ammonitrates est pleinement satisfaisante sur le port de Saint-Malo ». Pourtant, le bassin à flot qui reçoit les cargos en provenance de Lituanie et de Pologne principalement est à l’intérieur de la ville et à proximité de l’usine Timac qui stocke des milliers de tonnes d’acide phosphorique et sulfurique et qui serait endommagée par un accident majeur sur l’appontement nitrate d’ammonium. Trois mois après la catastrophe de Beyrouth, le règlement portuaire a été clarifié et amélioré devenant ainsi, comme le dit la mission, le plus opérationnel et le plus précis de tous ceux qu’elle a pu consulter. Il reste que le trafic annuel d’environ 60.000 tonnes d’engrais à base de nitrate d’ammonium arrivant par bateau et repartant par camions correspond à l’image d’une ville corsaire mais met en danger sans qu’elles en soient informées les populations sédentaire et touristique. Comme aux Sables-d’Olonne, la sortie en urgence d’un navire en avarie de cargaison serait impossible à certaines heures de marée. Le bassin Vauban est maintenu à flot par une écluse. La mission ne précise pas si les navires chargés de nitrate d’ammonium sont interdits d’accès au port pendant la Route du rhum. Robin des Bois estime que le trafic malouin de nitrate d’ammonium doit être déporté dans un port de commerce plus éloigné du centre-ville.

La mission constate que les accidents impliquant du nitrate d’ammonium à usage agricole ou industriel se produisent régulièrement et que souvent il s’avère difficile de comprendre précisément les mécanismes mis en cause. Le nitrate d’ammonium garde ses secrets. Le trafic au large des côtes françaises et dans les ports maritimes expose tous les usagers de la mer, l’environnement marin, les villes portuaires à des risques trop souvent méconnus. Suivent quelques exemples non exhaustifs dus à des cargaisons de nitrate d’ammonium le long de la façade atlantique avec en prime un exemple en Australie.

Cheshire

Cheshire

Le 6 août 2017, le Cheshire, pavillon Ile de Man, quitte Porsgrunn en Norvège. Il vient de charger chez Yara 43.000 tonnes en vrac d’engrais à base de nitrate d’ammonium. Sa destination est la Thaïlande. La bombe Cheshire s’apprête à parcourir 23.000 km. La première escale pour soutage est prévue à Las Palmas, Iles Canaries. Dans le détroit du Pas-de-Calais, des odeurs acides et des volutes de poussières blanches sont localisées au droit de la cale 4. L’accident est en marche. Dans le golfe de Gascogne, les rejets s’aggravent. Les panneaux de cale sont brûlants. Ce n’est plus une pré-alerte, c’est l’alarme. Le nitrate d’ammonium brûle à huis clos. Les échanges d’informations entre Yara et l’état-major du Cheshire fusent. Les autorités françaises et espagnoles ne sont pas informées. Le 13 août, à 70 km de Las Palmas, le cargo évacué par son équipage est une Seveso seuil très haut abandonnée et à la dérive. Un dôme de fumée orange et blanche le recouvre. Une zone d’exclusion de 3 milles autour de l’épave est mise en place. Les 4 remorqueurs dépêchés sur place reçoivent des autorités espagnoles l’ordre… de ne pas intervenir. A partir du 23 août, les fumées se calment. Le feu couvant est considéré comme circonscrit. 20.000 tonnes sont parties en fumées irritantes, épaisses et rasantes. Les poissons, le plancton, tout ce qui était en mer a souffert de cet épandage overdosé d’engrais azoté. Les conséquences immédiates et différées n’ont pas été étudiées. La décomposition thermique des 20.000 tonnes a produit 8 millions de m3 de gaz toxiques, corrosifs, irritants, composés d’ammoniac, d’acide nitrique et de protoxyde d’azote, le champion des gaz à effet de serre. Vient le temps du remorquage jusqu’à Motril (Andalousie), le petit port espagnol pittoresque et touristique et spécialisé dans l’importation de nitrate d’ammonium. Motril pourrait être jumelé avec Saint-Malo et Les Sables-d’Olonne. Les 23.000 tonnes de nitrate d’ammonium résiduel ont été déchargées à la petite cuillère en 4 mois, jusqu’au mois de décembre par 200 sauveteurs et experts. En surface, les engrais étaient pris en masse et le processus de refroidissement des strates inférieures était considérablement ralenti. Le Cheshire a été échoué à Aliaga début mai 2018, pour démolition.

Purple Beach

Purple Beach, 26 mai 2015, 17h51. © Havariekommando

Refroidissement de la coque. © Havariekommando

Le 25 mai 2015, le Purple Beach, pavillon Iles Marshall, subit un emballement thermique des 5000 tonnes d’engrais à base de nitrate d’ammonium répartis dans ses cales 2, 3, 4, 5. Le vraquier vient de charger chez Yara à Immingham en Angleterre à destination de Brake sur le fleuve Weser en Allemagne. Une zone d’exclusion de 5 milles (9 km) a été mise en place par Havariekommando, le commandement allemand pour les situations d’urgence en mer. Les fumées toxiques atteignent Bremerhaven et Cuxhaven distantes de 40 km. Les habitants se plaignent d’irritations des muqueuses. Les autorités des Länder de Brême et Basse-Saxe leur demandent de fermer les fenêtres et de rester à domicile ou dans des lieux clos. Le 31 mai, les « feux enterrés » dans les cales sont considérés comme sous contrôle. Le Purple Beach est remorqué dans le port refuge de Willhemshaven. Le pompage des eaux d’extinction et le déchargement des engrais avariés durera plus d’un an pour des raisons techniques, judiciaires et administratives. En janvier 2017, le Purple Beach est parti en remorque à la casse en Turquie.
Pacific Adventurer
Le 11 mars 2009, le Pacific Adventurer, pavillon Hong Kong, perd sous l’effet d’un cyclone tropical 31 conteneurs de nitrate d’ammonium dans les eaux territoriales du Queensland, Australie. Dans leur chute, des conteneurs percent la coque et des citernes de fuel de propulsion. 270 tonnes de fuel lourd polluent 60 km de plages, de rochers et de mangroves au nord de Brisbane. Les experts redoutent une intoxication des algues, du plancton et des poissons par les épandages concentrés de nitrate d’ammonium en synergie avec les effets nocifs de la marée noire. La Queensland Seafood Industry Association réclame le relevage des conteneurs tombés à la mer et coulés dans la baie de Moreton pour éviter les risques de dispersion du nitrate d’ammonium et les risques de croche des chaluts dans les carcasses des conteneurs. L’AMSA (Australian Maritime Safety Authority), peu soucieuse de ramener à la surface une cargaison instable et irrécupérable, répond négativement à la sollicitation de la filière pêche. « Les conteneurs resteront là où ils sont. » « Des recherches vont être menées pour réaliser la cartographie de leurs positions exactes. »
Ostedijk
Ostedijk
Le 17 février 2007, l’Ostedijk battant pavillon Antigua-et-Barbuda et exploité par un gestionnaire hollandais lance un appel de détresse aux garde-côtes espagnols. Il est en provenance de Porsgrunn, encore lui, et se dirige sur Valence, Espagne. Il transporte 6000 tonnes d’engrais composés à base de nitrate d’ammonium. L’engrais produit et chargé par Yara est réputé être du 15-15-15 (azote, phosphate, chlorure de potassium) considéré par la réglementation internationale et l’OMI comme exempt de risques de Décomposition Auto Entretenue (DAE). Au sud du golfe de Gascogne, des petits panaches blancs s’échappent des évents de la cale n°2 puis de la cale n°1. L’accès du Ostedijk à un port refuge est refusé. Le lendemain, il est mis à l’ancre et en « quarantaine » à 14 milles (26 km) au nord de Ria de Viveiro. L’équipage est évacué. Quatre marins sont héliportés à l’hôpital. Ils souffrent de problèmes respiratoires. Le 3e jour les fumées s’amplifient et virent à l’orange avant de devenir plus denses encore et de virer au blanc. Le 23 janvier, le foyer a été mis sous contrôle grâce à 240 m3 d’eau injectés par des lances autopropulsives. La stabilité du navire aurait été compromise à partir de 500 m3 d’eau d’extinction. Le 28 février, l’Ostedijk a été admis dans le port de Bilbao et déchargé avec toutes les précautions et la lenteur impératives. Après l’événement, les experts en incendies de l’université d’Edimbourg se sont livrés à des expériences en laboratoire et sont arrivés à la conclusion que les engrais 15-15-15 et 16-16-16 sont susceptibles de décomposition thermique et devraient être inclus dans la nomenclature des Matières Dangereuses contrairement à la doctrine internationale.
Deneb
Le jeudi 27 septembre 2002 à Montoir de Bretagne (port de Nantes-Saint-Nazaire), le Deneb battant pavillon de Singapour est en cours de chargement de 6000 tonnes d’engrais à base de nitrate d’ammonium à destination de l’île de La Réunion. Une épaisse fumée blanche s’échappe de la cale n°1 vers 16 h. Le panache toxique et irritant poussé par les vents du nord-ouest survole à basse altitude la rive sud de la Loire. Vers 18 h, la cellule de crise préfectorale appelle au confinement des populations de Corsept, Paimboeuf et Saint-Brevin-les-Pins. 10.000 personnes sont concernées. Un mois plut tôt, en haute saison touristique, elles auraient été 100.000. Après 6 h de noyage de la cale par des lances-canons et une lance autopropulsive enfoncée dans la masse d’engrais en fusion, les émissions toxiques cessent vers minuit et les consignes de confinement sont levées à 1 h du matin. Le lendemain matin, une grue munie d’un crapaud a disloqué la « croûte de surface » et réparti l’engrais pétrifié en tas fumants sur le quai. Une barge de 80 m de long a été mise à couple du Deneb et les 2000 tonnes d’engrais qui étaient déjà à bord du Deneb ont été transbordées. Il a fallu auparavant vider la barge de tous les résidus de charbon qui traînaient dans ses fonds et ses parois. Le charbon et le nitrate d’ammonium sont incompatibles et le contact entre les deux produits était susceptible de déclencher la reprise du feu ou une explosion. Le producteur et chargeur de la cargaison était Norsk Hydro devenu Yara en 2004.
(1)

 

 

Imprimer cet article Imprimer cet article